Notre Epoque- |
Dans le Tour, la journée de
repos est toujours un moment stratégique. C'est alors qu'on fait le point, que les
coureurs lavent leur linge sale, pas seulement au figuré. Là qu'ils prennent
connaissance de la presse, accumulée dans les valises depuis le départ. Or ce qui s'est
passé ce 23 juillet, à Tarascon, près de Foix, est proprement incroyable. Pour la
première fois, les concurrents découvrent que, pour les journaux, le Tour n'est plus
qu'un fait divers, que la course y est reléguée en encadré dans des papiers
d'information générale, et qu'ils sont tous tenus pour des criminels en puissance.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, ils n'en savaient rien. Le
Tour est un cocon. « Le seul endroit du monde avec les sous-marins où le courrier
ne puisse pas vous atteindre », disait Blondin. La meilleure preuve, c'est que
malgré la mise en examen et l'incarcération de Bruno Roussel et du docteur Ryckaert,
directeur technique et médecin de l'équipe Festina, chacun a continué son petit
train-train comme avant. La police, qui a perquisitionné à l'hôtel de l'équipe
hollandaise TVM, a saisi dans les chambres des ampoules d'EPO et des produits masquants.
Ce même soir, au 20-Heures de France 2, les concurrents découvrent un reportage
effectué littéralement dans les boîtes à ordures de l'équipe italienne Asics. On
trouve des emballages de produits pharmaceutiques pour le moins suspects. Ce n'est qu'un
cri. Ce parfum de décharge publique va mobiliser une caravane entière jusque-là
travaillée par la tentation de la transparence. Désormais, le mot d'ordre s'inverse. A
« On fait toute la lumière » succède « A partir d'aujourd'hui, on ne
parle plus que de sport ». Autrement dit, l'opération « sang propre »
attendra (au moins jusqu'à l'hiver). Daniel Baal, le président de la Fédération
française de Cyclisme (et vice-président de l'Union cycliste internationale), qui
voulait imposer les premiers contrôles de santé sur le Tour, y renonce, à la grande
satisfaction des coureurs.
C'est que le sport cycliste tout entier doit maintenant lutter contre
sa propre disparition. Le journal « le Monde », événement considérable,
consacre son éditorial au climat effrayant qui règne sur la course. Sous le titre
« Il faut arrêter le Tour de France », et au motif qu'on ne peut pas prendre
le risque de « tuer nos rêves d'enfance ». Or les organisateurs savent que si
le Tour s'arrête il a bien peu de chances de jamais repartir. Pas parce que les contrats
sont signés, comme on l'affirme. Mais parce que le temps n'est plus à l'enfance et que
rien n'est plus volatil, plus fragile que les rêves.
Les coureurs, enfermés dans leur bulle, n'en ont pas conscience
lorsqu'ils entament, au départ de la 12e étape, une grève un peu délirante pour
obtenir qu'on ne parle plus que de la course, pour « ne plus être traités comme du
bétail ». Jean-Marie Leblanc, ancien pro, aujourd'hui directeur de la course, qui
le samedi précédent a parlementé avec les Festina pour qu'ils acceptent de quitter la
course, doit maintenant parlementer pour que les autres acceptent de la reprendre. On
promet tout, en remettant les problèmes à plus tard, pour que le rêve ne meure pas.
Pantani, aux Deux-Alpes, renoue avec le temps des grimpeurs de la légende, et rend au
public la clé des songes.
Le Tour est reparti, mais sur un pied. Malade. La grande remise à plat n'aura lieu qu'à
l'intersaison. Au programme, l'ensemble des problèmes. Carence des contrôles. Incurie
des instances fédérales. Appétit des sponsors. Inconscience des coureurs.
Responsabilité des organisateurs, des parcours surhumains et des calendriers surchargés.
Complaisance, surtout, depuis de longues années, devant des affaires flagrantes de dopage
restées sans conclusion.
Le drame, dans l'affaire,
c'est que chacun a ses raisons : les coureurs, pour qui tout le monde se dope -
étudiants, artistes, journalistes - sans la moindre sanction. Les organisateurs, qui
dépensent au profit de petites courses les bénéfices que leur rapporte le Tour. Les
sponsors, qui se font déjà tirer l'oreille pour investir dans une activité à la
rentabilité incertaine. La télévision, qui accorde des plages de retransmission
extrêmement longues et souhaite une animation en retour. Les instances fédérales,
naïves, dépassées par l'astuce des dopeurs, terrorisées par les avocats des coureurs
qui, faisant blanchir leurs clients en invoquant des vices de forme, menacent de se
retourner ensuite contre la Fédération et les organisateurs et d'obtenir d'énormes
dommages et intérêts pour entrave à la liberté du travail.
Reste l'inacceptable : plusieurs dizaines de morts prématurées chez les coureurs.
Et des jeunes qui s'attendent à recevoir leurs ampoules avec leur première licence...
Pour endiguer le fléau, les instances n'ont trouvé qu'un remède : les contrôles.
Vains. Seule la médecine légale a cru résoudre le problème avec l'analyse capillaire.
Un moyen efficace. Quoique tiré par les cheveux. Surtout pour le crâne chauve de
Pantani.
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