Du dopant à la drogue dure
Le sport repousse les limites humaines à l'extrême, avec de plus en plus
souvent la drogue au bout du chemin. Le lien sport-dopage-drogue n'a fait l'objet d'aucune
étude d'envergure. Il y a pourtant urgence.
Un jour, explique Frédéric Nordmann, champion de France de natation en 1971 et 1972 et
de hockey sur gazon entre 1979 et 1984, je faisais un footing, et je me suis demandé
pourquoi je le faisais. J'avais très mal ! J'étais en train d'aller au-delà des limites
normales du footing et je ne savais pas pourquoi. Je me suis arrêté net et j'ai été
prendre ma douche. Puis, tout a été très rapide, je suis devenu toxicomane... à
l'héroïne. »
Phénomène isolé ou réalité brutale révélatrice d'une situation en plein dérapage ?
Dans le milieu sportif, le sujet apparaît encore plus tabou que le dopage. Pour le grand
public, la drogue ne toucherait que certaines stars déboussolées. Pourtant, au centre
méthadone de l'hôpital Laënnec, à Paris, la question de la toxicomanie en milieu
sportif n'est plus anecdotique. Le témoignage du Dr William Lowenstein, qui tient à
conserver l'anonymat de ses patients, est alarmant. « Au centre, parmi les 300 usagers de
drogues chroniques que nous suivons, nous avons un nombre notable [un peu moins de 30]
d'anciens sportifs de haut niveau, pour lesquels l'héroïne a relayé une pratique
sportive qui avait fonctionné comme une première drogue. »
Pour ce spécialiste, le sport interviendrait de la même manière qu'un stupéfiant comme
remède à la souffrance corporelle ou psychique. D'un côté, le sport, pratiqué au
quotidien comme une mécanique répétitive, empêcherait « la pensée douloureuse » et
l'anesthésierait comme peut le faire l'héroïne. De l'autre, le dépassement des limites
physiques provoque la sécrétion de véritables drogues intérieures.
« L'impossible humain est médiatisé comme modèle »
« Quand on voit un marathonien qui se creuse et devient famélique, la similitude avec le
junkie qui maigrit au fil des années est frappante. Entre les deux, il y a un élément
commun qui s'appelle les endorphines. Des substances sécrétées par le corps qui
activent des récepteurs spécifiques. Ces "drogues intérieures" sont
stimulées par l'effort intensif. Le fameux "second souffle" du marathonien
correspond à cette sécrétion d'endorphines qui se produit uniquement après que le
coureur a ressenti la douleur. Ensuite, il ne sent plus sa souffrance... Les endorphines
ont un effet semblable à celui de la morphine. On peut faire le lien avec "maman
héroïne", une substance qui finalement permet de vivre sans avoir à penser, sans
craindre la douleur, sans avoir peur de la mort. Le toxicomane comme le sportif vivent
dans un cocon total », explique le Dr William Lowenstein.
Ce point de vue n'est partagé par Claire Carrier, psychiatre, psychanalyste à l'Institut
national des sports et de l'éducation physique (Insep), la pépinière des champions
français. En revanche, elle considère la drogue comme une suite logique à la prise de
produits dopants : « Le dopage est de l'ordre de la toxicomanie spécifique du sport.
C'est la porte ouverte, la libre entrée, la continuité totale de conduites où
finalement l'on ne vit pas, où l'individu ne peut rien ressentir seul. Alors, pour se
supporter, il faut être sous l'effet de tel ou tel produit exogène. » Un avis que
Frédéric Nordmann résume ainsi : « On n'imagine pas une vie de sportif sans chimie.
Dès lors, quel que soit le produit absorbé, le sportif a un comportement de toxicomane.
La démarche induite par le sport de compétition et par cette prise de produits est une
démarche toxicomane. »
Remède miracle aux maux de notre société, le sport de haut niveau exige toujours plus
de ses champions porteurs des valeurs positives qui nous font défaut. Depuis l'arrivée
de l'argent dans le système, le spectacle du sport a dérapé de l'exploit à
l'impossible. Dans ce schéma, les athlètes tout-puissants sont en permanence soumis à
toutes sortes de pressions. Ils doivent faire face, non seulement aux enjeux sportifs,
mais aussi aux enjeux financiers, nationaux et médiatiques. Pour Claire Carrier,
psychiatre-psychanalyste à l'Insep : « Le sport de haut niveau vise à mettre en scène
une situation surhumaine puisqu'il s'agit d'aller au-delà des limites connues sans
basculer dans un éclatement qui serait mortel. Actuellement, l'impossible humain est
médiatisé comme un modèle d'adaptation et d'intégration pour notre société. Des
questions éthiques se posent. Cette idéalisation est un produit socio-économique
politiquement bien orchestré. Ce culte de l'extrême prend appui sur le haut niveau
sportif olympique investi d'une valeur de modèle qui le dépasse et l'assujettit
complètement en oubliant l'humain. Ainsi, nos sportifs finissent par se situer dans un
leurre. »
Mais le culte des héros a un prix et Frédéric Nordmann rappelle cette évidence : « La
légende veut que les sportifs soient des gens invulnérables. En fait, ils sont
extrêmement fragiles car ce sont des gens de l'extrême. » Dans cet extrême, se produit
une déréalisation du monde sensible et une perte des tabous. Un monde fortement
encadré, où la chimie comme les seringues sont omniprésentes.
Comment passe-t-on du produit dopant à la drogue ? Il y a, selon Frédéric Nordmann,
trois moments privilégiés. « D'abord, il y a la blessure. Et là, il a mal dans son
corps comme dans sa tête. Il est soigné. On lui donne beaucoup de médicaments et des
doses importantes d'anesthésiants. Le passage à la toxicomanie peut être très rapide.
Il y a ensuite l'échec, et personne n'est là pour le gérer. On s'occupe des gagnants,
on ne prend jamais en charge les perdants. Pourtant, le sport fabrique plus de perdants
que de gagnants ! Enfin il y a l'arrêt. Il suffit de regarder les anciens sportifs. En
général, ils boivent et fument beaucoup, certains deviennent toxicomanes. »
L'avenir est préoccupant. La politique sportive pousse à la création de centres de
formation et à un large recrutement avec, à la clé, des générations de déçus. Au
foot comme au basket professionnels, il y a beaucoup d'appelés mais très peu d'élus.
Pour cet entraîneur qui a voulu garder l'anonymat, « l'échec est synonyme de rêves
brisés et de retour en banlieue... Une manière plus rapide de livrer les athlètes en
herbe à la drogue qu'ils auraient, autrement, peut-être pu éviter ».
Restent les programmes scolaires pour lesquels le mi-temps sportif est à la mode.
Pourtant, ces orientations inquiètent certains spécialistes : « On peut craindre, pour
nos jeunes scolaires, le même dérapage qu'aux Etats-Unis, c'est-à-dire qu'ils soient
soumis à des sollicitations de plus en plus fortes, à des prises de traitements
dangereux pour leur santé. » La perspective de grimper l'échelle sociale grâce aux
sports fera le reste... Aujourd'hui, de plus en plus de voix s'élèvent pour réclamer un
accompagnement de la carrière des athlètes, amateurs ou professionnels. Pour que le
sport, cette valeur sociale, n'ouvre pas la brèche à tous les dangers.
Anne-Marie Raphaël
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