Au-delà de l'affaire Festina, c'est tout le cyclisme qui est
confronté au dopage. Pour en finir avec ce fléau des pelotons, une opération vérité
est indispensable Une overdose menace le Tour de France et, à
travers lui, le cyclisme et bien d'autres disciplines: une overdose d'hypocrisie. Si les
produits dopants peuvent tuer ceux qui les absorbent, l'omerta sur le dopage asphyxie le
sport. Le Tour de France traverse cette année, comme un col noyé de blizzard, l'une des
plus graves crises de son histoire. Elle sera inutile si la Grande Boucle, mythe des
mythes dans l'odyssée des exploits sportifs, n'en profite pas pour accorder à ses
millions d'inconditionnels ce que leur passion mérite: des aveux complets, la vérité
nue, un grand déballage.
Cette opération vérité n'est pas facile, car elle va à l'encontre
d'un siècle d'histoire du vélo parsemé de tricheries comme autant de crevaisons, à
l'encontre aussi d'intérêts aujourd'hui colossaux qui exigent du spectacle, et d'un
populisme de bas-côtés dont l'affaire Festina montre les ravages, avec un ahurissant
soutien du public aux tricheurs. 26% des Français considèrent, selon un sondage de
l'Ifop pour France-Soir, que le niveau sportif actuel et l'exigence du spectacle peuvent
justifier le dopage! Comment, ainsi dédramatisé par l'opinion, le fléau ne
s'aggraverait-il pas?
Dimanche 19 juillet, premier jour de l'après-Festina, le Français
Jacky Durand a remporté l'étape et son compatriote Laurent Desbiens a pris le maillot
jaune avec l'aide de son coéquipier Philippe Gaumont: trois coureurs convaincus de dopage
aux anabolisants en 1996 et qui avaient alors rejeté la faute sur leur médecin. Avant de
quitter le Tour, Richard Virenque, qui court depuis six ans sous la direction de Bruno
Roussel, dont les aveux ont entraîné la mise hors course de l'équipe Festina, et qui a
pour masseur Willy Voet, le soigneur intercepté par les douanes françaises, a osé
déclarer: «Dans l'affaire, les coupables ont été écroués. Nous, nous ne sommes que
des témoins.» Les cyclistes ont une capacité phénoménale à nier l'évidence et le
mutisme est de tradition dans le peloton, vase clos où celui qui déroge à la loi du
silence sait qu'il se trouvera exclu du milieu, que la victoire lui sera interdite et que
le danger le guettera à chaque tour de roue.
Coureurs et directeurs sportifs n'ont pas manqué de demander
l'exclusion des Festina, dont la «maladresse» a causé le scandale. Roger Legeay,
directeur sportif de l'équipe GAN et président de l'Association des groupes sportifs
professionnels, a commencé par en appeler «à la conscience de l'équipe Festina». «En
restant, ils laissent à penser que nous sommes tous coupables», a regretté ensuite
Marco Pantani, le vainqueur du dernier Tour d'Italie. «A partir du moment où les faits
ont été prouvés, il était normal que le Tour les exclue», a conclu l'Allemand Jan
Ullrich, que cette affaire prive de ses plus redoutables adversaires. Mais aucune voix ne
s'est élevée pour évoquer le fond du problème.
Cela n'étonne pas Alain Vernon. Journaliste à France 2, il a été
l'auteur en 1989 avec Dominique Le Glou d'une enquête sur le dopage dans le cyclisme qui
lui a valu d'être ensuite boycotté par les coureurs. «Pour avoir couvert cinq Tours de
France, j'ai compris que le mensonge est une seconde nature dans ce milieu, affirme-t-il.
Lors de mon enquête, je pensais que certains accepteraient de donner leur avis. Mais
seuls parlaient ceux qui en avaient fini avec le vélo et n'en attendaient plus rien.
J'avais approché Laurent Fignon, qui courait encore; il m'a répondu qu'il n'avait rien
à dire aux journalistes qui posaient ce genre de questions.»
Ces dernières années, toutefois, quelques langues se sont déliées.
Toujours celles de coureurs ayant rompu les ponts avec le milieu. Gilles Delion, vainqueur
d'une étape du Tour 1990 et passé au VTT en 1996, affirmait l'an dernier que toutes les
équipes françaises étaient touchées par le dopage. Erwan Menthéour, lui, a subi en
1997 un contrôle sanguin laissant présumer l'usage d'EPO - l'érythropoïétine, qui
augmente le nombre de globules rouges - et n'a pas retrouvé d'employeur cette saison: il
s'est à son tour mis à table. Tout comme le Belge Eddy Planckaert, vainqueur de
Paris-Roubaix en 1990, qui a déclaré en janvier dernier regretter de n'avoir découvert
l'EPO qu'à la fin de sa carrière! Apprenant la mise hors course de son équipe le 17
juillet au soir, Michel Gros, le directeur sportif adjoint de Festina, a craqué lui
aussi, tentant d'entraîner les autres dans sa chute: «Chacun sait que le dopage existe
dans tout le peloton. Nous sommes des boucs émissaires.» Il n'a sans doute pas tort: le
dopage est si courant que l'on peut se demander si les coureurs y accolent encore une
notion d'interdit. C'est pourquoi il est difficile de donner du crédit aux déclarations
de Jean-Marie Leblanc, le directeur du Tour de France, ancien coureur et ancien
journaliste, quand il affirme tomber des nues devant les pratiques révélées par
l'affaire Festina.
«Fléchettes» et «topette»
De la strychnine à la caféine, stimulants utilisés aux premières
heures du cyclisme, on est passé aux amphétamines dans les années 60, aux corticoïdes
lors de la décennie suivante, puis aux stéroïdes anabolisants. Désiré Letort,
quatrième du Tour de France 1967, connaît le sujet sur le bout des doigts: à sa grande
époque, il était le «M. Dopage» du peloton. «J'ai tout compris en 1965, à la suite
d'une chute dans Paris-Bruxelles, raconte-t-il. On s'est retrouvés à 50 par terre. Et
qu'est-ce que j'ai vu? Des ``fléchettes'' [des seringues] et de la ``topette'' [des
dopants] répandues partout sur la route. Les gars essayaient de ramasser les seringues,
les ampoules. Je ne m'imaginais pas que c'était à ce point-là. Mais je m'y suis mis,
comme tout le monde. Comme j'avais envie de savoir ce que je prenais, j'ai étudié le
Vidal. J'étais devenu un peu le spécialiste. J'en ai sauvé quelques-uns, qui ont
manqué mourir d'étouffement en pleine nuit. Dans ces cas-là, on venait chercher
Désiré. Je savais quoi faire...»
En 1967, la mort de Tom Simpson, dont le cur ne résista pas à
l'absorption massive de produits dopants, aurait pu freiner la course à l'armement. Il
n'en fut rien. La génération qui courait alors a été victime de cancers dans une
proportion inhabituelle. Au milieu des années 70, on vit soudain les visages des plus
grands champions prendre des rondeurs bien caractéristiques de l'usage de cortisone. Il y
a quelques années, cinq coureurs néerlandais sont décédés en quelques mois à la
suite de problèmes cardiaques. La semaine passée encore, un médecin suisse a affirmé
que le grave malaise dont son compatriote Mauro Gianetti avait été victime en mai
dernier au Tour de Romandie était lié à l'usage du PCF, un produit dopant de la
dernière génération.
«J'imagine mal un coureur appartenant aux 100 meilleurs mondiaux ne
pas recourir à l'EPO, à l'hormone de croissance ou à d'autres produits», confiait
Nicolas Aubier, un ancien cycliste, dans un remarquable dossier réalisé par L'Equipe en
janvier 1997. Un dossier où l'on parlait de la course aux glaçons qui oppose dans les
hôtels ceux qui ont des ampoules d'EPO à conserver, des coureurs obligés de se lever en
pleine nuit pour faire des pompes et éviter ainsi la coagulation du sang, des seringues
trouvées dans les poubelles des chambres après le départ des équipes, des pharmacies
italiennes écoulant des quantités ahurissantes d'EPO, des filières d'approvisionnement
passant par la Suisse et la Belgique, etc.
L'EPO a révolutionné le dopage. Il y eut l'ère du bricolage: un
stage en altitude au cours duquel on recueillait le sang oxygéné du sportif afin de
pratiquer une autotransfusion, en plaine, avant la compétition. C'était se doper à
l'érythropoïétine naturelle. Car, pour s'adapter à la raréfaction de l'oxygène,
l'organisme humain fabrique sa propre EPO, qui, tel un engrais, favorise la «pousse» des
globules rouges à partir de la moelle osseuse. Fabriquée par génie génétique depuis
1986, l'EPO est devenue un médicament précieux, capable de combattre les plus graves
anémies. Et un dopant unique pour les sportifs, qui favorise l'oxygénation des muscles
et augmente le rendement physique de 10 à 15%. Son usage est simple: on l'administre par
voie sous-cutanée. Après une cure de trois ou quatre semaines, il disparaît de
l'organisme en cinq jours. Mais ses effets bénéfiques se prolongent deux semaines après
l'arrêt du traitement.
La nouveauté est la gestion organisée du dopage au sein des équipes
professionnelles. L'arrivée de l'EPO et d'autres produits dont l'usage sans contrôle
peut être fatal a rendu indispensable un suivi médical de pointe. L'un des spécialistes
les plus réputés, le Dr Michele Ferrari, a d'ailleurs été licencié en 1994 par
l'équipe Gewiss après avoir prôné l'utilisation «contrôlée» de l'EPO, mais
continue de s'occuper de certains coureurs. «Le médecin est devenu l'entraîneur du
coureur, constatait la semaine dernière Cyrille Guimard. Quant au directeur sportif, il
est devenu chauffeur de voiture.» Apparemment, Bruno Roussel était un peu plus que cela,
si l'on se remémore l'affaire de la «Festina-connection».
Elle commence par un banal contrôle douanier au lieu-dit Le
Dronckaert, à la frontière franco-belge, le mercredi 8 juillet à 6 h 30 du matin. Willy
Voet est interpellé au volant d'une Fiat officielle du Tour de France aux couleurs de
Festina. A son bord, les douaniers découvrent deux sacs isothermes contenant des
centaines de doses de produits dopants: 306 flacons, 31 ampoules, 8 seringues, 120 cachets
(dont 60 de testostérone) comprenant anabolisants, amphétamines, EPO... Le masseur et
son chargement s'apprêtaient à gagner un ferry à Calais pour rejoindre le départ du
Tour, à Dublin. Willy Voet raconte qu'il a récupéré les anabolisants au siège de
Festina, près de Lyon, avant de se rendre en Belgique. Là, le mardi soir, peu avant 20
heures, il rend visite au Dr Eric Ryckaert, l'un des deux médecins de l'équipe. Celui-ci
se contente-t-il de lui remettre du matériel pour transfusion, comme l'affirme son
avocat? Ou, comme l'a laissé entendre Voet, lui confie-t-il aussi des amphétamines?
Le masseur reconnaît que ce n'était pas sa première mission, mais
qu'il a toujours agi sur ordre. Reste à identifier le ou les commanditaires... Bruno
Roussel, le directeur sportif des Festina, déclare alors qu'il souhaite être entendu par
la PJ. Son vu est exaucé le 15 juillet, peu après l'arrivée du Tour à Cholet. Il
est placé en garde à vue, ainsi que le Dr Ryckaert. Celui-ci reconnaît que les coureurs
Festina se dopent mais nie avoir prescrit ou injecté ces produits. Selon lui, les
cyclistes s'injectent eux-mêmes l'EPO. Il est néanmoins mis en examen par le juge Keil
et écroué. On apprend par ailleurs que le Dr Ryckaert fait déjà l'objet d'une enquête
en Belgique dans une affaire de produits dopants: il avait tendance à s'approvisionner
massivement en EPO auprès d'un pharmacien de Gand... Bruno Roussel, lui, décrit un
système plus organisé: selon son avocat, il existait «une gestion concertée de
l'approvisionnement en produits dopants entre la direction, les médecins, le soigneur et
les coureurs. L'objectif était d'optimiser les performances sous strict contrôle
médical afin d'éviter un approvisionnement personnel sauvage des coureurs». On parle
même d'une caisse noire alimentée par un système de primes détournées...
La confrontation entre Bruno Roussel, Willy Voet et Eric Ryckaert,
vendredi 24 juillet, devrait permettre d'établir précisément le rôle de chacun au sein
de ce système. Le procureur adjoint de Lille, Jean-Philippe Joubert, a annoncé que les
coureurs de l'équipe Festina seraient eux aussi entendus. S'il est établi qu'ils
s'injectaient eux-mêmes l'EPO, ne risquent-ils pas une mise en examen? Ce n'est, quoi
qu'il arrive, qu'en faisant sauter tous les maillons de la chaîne qu'une lutte antidopage
efficace sera possible: trafiquants, prescripteurs et consommateurs doivent être
sanctionnés. La loi votée en mai dernier au Sénat, qui ne passera à l'Assemblée qu'à
la mi-novembre, esquisse une vraie politique, avec le Conseil de prévention et de lutte
contre le dopage. Encore faudra-t-il que ses neuf membres, magistrats, médecins et
sportifs, usent de leur pouvoir de sanction des athlètes et de pression sur les
fédérations. Créée en 1989, la commission de lutte contre le dopage est morte
d'impuissance...
La science a aussi sa responsabilité dans la lutte. Capable d'inventer
les dopants, elle doit être en mesure de les déceler. Or l'EPO passe aujourd'hui pour
être indétectable. Le taux sanguin de l'EPO naturelle varie considérablement d'une
personne à l'autre et ne peut donc servir de référence. Et aucun médecin n'est capable
de distinguer l'EPO sui generis de la synthétique. Mesurer le taux d'hématocrite - le
rapport entre le volume des globules rouges et le volume de sang total - peut éveiller
des soupçons. On a fixé, par commodité, le seuil tolérable à 50%. Mais toutes les
grandes équipes cyclistes disposent d'un appareil portable mesurant l'hématocrite, et
connaissent la parade: une perfusion de sérum physiologique, qui fluidifie le sang. La
solution viendra peut-être du travail du Pr Michel Audran, de la faculté de pharmacie de
Montpellier, qui s'emploie à détecter dans le sang des «récepteurs solubles à la
transférine». Ces protéines servent à l'entrée du fer dans les jeunes hématies,
favorisant leur maturation. Puis elles sont larguées dans le plasma, où elles restent
stables et décelables pendant deux semaines», explique le chercheur. Le test, en kit,
existe déjà. Mais son développement bute sur un écueil législatif: «Pour prouver le
dopage, la loi impose que l'on retrouve le produit lui-même ou les substances dérivées
de sa dégradation dans l'organisme. Or ma méthode n'obéit à aucune de ces exigences»,
déplore Michel Audran.
Pourtant rien ne devrait gêner la chasse aux dopants, quel que soit le
génie des Drs Frankenstein du sport. Pour que, demain, nous puissions grimper aux flancs
de l'Aubisque ou de l'Alpe-d'Huez écouter la symphonie des dérailleurs en étant sûrs
que les maillots multicolores cachent de vrais héros.
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